« Le rôle du Canada n’est pas de développer de nouveaux logiciels géniaux, mais bien de décupler l’efficacité de son exploitation minière. On ne sait pas faire ça à Silicon Valley. »
Sean Silcoff, le chroniqueur techno du Globe and Mail, a commencé à écrire sur les technologies il y a 19 ans. À cette époque, raconte-t-il, le Web venait juste de naître, Google était encore un projet scientifique à l’Université Stanford, et Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook, avait seulement 14 ans.
« Les téléphones intelligents n’étaient pas encore là, et Kitchener-Waterloo était une région ouvrière morose dont seul le passé semblait glorieux, relate M. Silcoff, qui a récemment présidé un panel, organisé par le programme de participation parlementaire et diplomatique et qui a eu lieu au quartier général de Shopify. C’était un panel portant sur la création d’un carrefour mondial de la technologie au nord du 49e parallèle.
Il a alors parlé de l’évolution des technologies perturbatrices, mais aussi des nombreuses occasions qu’elles représentent.
« La bonne nouvelle, c’est que notre secteur technologique est fertile, et pas seulement dans les grands centres. On a vu émerger de jeunes entreprises prospères de St. John’s à Victoria, en passant par Kelowna, Fredericton et Québec, précise-t-il. Elles se soutiennent les unes les autres, ce qui renforce l’écosystème. »
M. Silcoff lance ironiquement que ces entreprises n’étaient pas, de toute évidence, au courant que les Canadiens sont des « concurrents négligeables » ou n’ont pas la « fibre entrepreneuriale » – ce que disent certains rapports gouvernementaux, groupes d’experts ou récipiendaires de l’Ordre du Canada.
Cela dit, les géants canadiens de la technologie restent petits : il en coûterait seulement 93 milliards de dollars pour acheter la totalité des entreprises canadiennes cotées en Bourse dans ce secteur. « Cela équivaut au sixième de la valeur d’Amazon, ou au quart des placements de fonds liquides inscrits au bilan d’Apple », souligne-t-il.
M. Silcoff a entamé la discussion en demandant aux panélistes de définir l’innovation. Le consensus : l’idée génère des revenus. Trop souvent, on confond invention et innovation – et on omet la rentabilité, une de ses composantes cruciales.
Voici donc des extraits de questions, de réponses et d’idées échangées par les participants.
M. Silcoff : Stimuler l’innovation, qu’est-ce que ça veut dire en pratique?
Daniel Debow, cofondateur de Helpful.com, de Rypple et de Workbrain, et investisseur providentiel canadien de l’année en 2015 : C’est une question difficile. Si nous voulons vraiment une société axée sur l’innovation, nous devons changer certaines de nos pratiques traditionnelles. Par exemple, quand nous protégeons des pans de notre économie – banques, compagnies aériennes, câblodistribution, cinéma et agriculture – contre la concurrence, nous limitons l’innovation.
Harley Finkelstein, chef de l’exploitation à Shopify, et investisseur providentiel canadien de l’année en 2017 :Shopify a généré environ 75 millionnaires, qui lui rendent la pareille en investissant dans d’autres entreprises. Quand je suis arrivé ici, en 2005, j’ai travaillé dans des entreprises de la vieille garde des télécommunications, et il ne m’a pas semblé qu’elles redonnaient aussi au suivant.
M. Silcoff : Pour avoir une société prospère, il faut donc créer plus de richesse. Les Canadiens seront-ils réceptifs à ce message?
Janet Bannister, associée à Real Ventures et fondatrice de Kijiji : Les entreprises florissantes engendrent une économie dynamique. Le plus grand risque vient de la possibilité que les robots et les technologies électroniques finissent par remplacer les travailleurs sous-qualifiés, comme les chauffeurs de camion. Qu’arrivera-t-il lorsqu’il y aura des camions autonomes? C’est là que réside le danger pour la société.
M. Debow : Le but n’est pas d’avoir plus de millionnaires, mais, quand nous élaborons des politiques publiques, nous devons comprendre qu’il s’agit là d’une retombée positive indirecte intentionnellement souhaitée. Si une personne fait de l’argent à Boston, elle entre en concurrence pour voir son nom sur un hôpital ou un musée. C’est souvent la même chose à Toronto. À Silicon Valley, on se démarque plutôt en investissant dans telle ou telle jeune entreprise prometteuse, ce qui témoigne d’un plus grand dynamisme économique. Si on crée un contexte public où le succès des entrepreneurs est perçu comme un échec pour tous les autres, rien de positif n’en ressort pour notre économie.
M. Finkelstein : Historiquement, notre pays a manqué de modèles, de gens comme Daniel Debow, qui ont fait beaucoup d’argent et qui l’ont réinvesti. Aujourd’hui, il y en a plus. Nous avons longtemps eu Nortel et BlackBerry comme modèles, et malheureusement ils n’étaient pas de très bons exemples.
Mme Bannister : Je me rappelle qu’à Silicon Valley, quand une entreprise vendait trop rapidement, les gens se demandaient ce qui lui prenait. Au Canada, les gens pensent plutôt que c’est de la folie de refuser une première offre d’achat. Mais ça change. Il y a dix ans, réussir au Canada voulait dire faire quelques millions de dollars, s’acheter une belle maison et prendre sa retraite. Aujourd’hui, les entrepreneurs d’ici veulent créer une entreprise qui dure, laisser un héritage et générer des emplois.
M. Silcoff : M. Bailetti, pendant l’ascension et la chute de Nortel, vous étiez aux premières loges.
Tony Bailetti, directeur du programme de gestion des innovations technologiques et professeur agrégé à l’Université Carleton : La convergence de la voix et des données, nous ne l’avons simplement pas vue venir. Même si nous avions des capacités de données, nous étions axés sur la voix. Nous envisagions une plateforme à laquelle s’ajouterait une composante de données, mais dont le cœur restait la voix. Ce qui est arrivé à Nortel, c’est que les employés ne voulaient pas quitter Ottawa. La disparition de l’entreprise était regrettable, mais le malheur des uns fait le bonheur des autres. Ça a rendu la région plus forte. Depuis 40 ans, l’innovation et l’entrepreneuriat n’ont jamais connu si grand essor à Ottawa. Quand de grandes entreprises meurent, ce sont les personnes résilientes et déterminées qui reconstruisent l’économie.
M. Debow : Au lieu d’une monoculture où règne une seule entreprise gigantesque, il faut une économie diversifiée, hyper concurrentielle, où on « vole » les talents aux grandes entreprises, où on leur prend de l’argent pour démarrer de nouvelles entreprises. Parce que c’est une bonne chose.
M. Silcoff : Y a-t-il un risque à pousser trop de personnes vers ce secteur? Beaucoup d’entre vous sont des entrepreneurs. À quoi ressemble votre vie professionnelle? Est-elle « glamour »?
Mme Bannister : Vraiment pas. Les entrepreneurs travaillent incroyablement dur dans des conditions très stressantes, et la plupart d’entre eux ne réussissent pas. Habituellement, ils font tout : la paie, la programmation, les visites de vente, l’horaire des poubelles, alouette! Ça peut être très gratifiant, mais ce n’est vraiment pas pour tout le monde.
M. Finkelstein : S’il y a une chose qui a changé du tout au tout, c’est le prix de l’échec. Aujourd’hui, en 2017, il n’a jamais été aussi près de zéro. Jamais les choses n’ont coûté si peu.
M. Silcoff : Il y a beaucoup de programmes visant à stimuler l’innovation. Qu’est-ce que les gouvernements font de bien dans ce domaine?
Mme Bannister : La plupart des programmes de financement gouvernementaux sont bons. Ils investissent beaucoup dans l’intelligence artificielle (IA), qui est un impératif. À Google et à Facebook, beaucoup de personnes formées au Canada jouent d’ailleurs des rôles de premier plan en ce qui concerne l’IA. Cependant, conserver cette activité ici, c’est fantastique, parce qu’une partie de l’argent investi se retrouve alors dans l’écosystème entrepreneurial. Côté points à améliorer, ce qui m’inquiète, c’est à qui sont destinés les fonds. L’argent est nécessaire, mais le gouvernement n’est peut-être pas le mieux placé pour décider qui le reçoit.
M. Finkelstein : En revanche, ce qui est bien, c’est qu’on semble plus à l’écoute que par le passé. Les représentants du gouvernement demandent même comment être le plus utile possible. Parmi les éléments que nous jugeons cruciaux, il y a le traitement fiscal des options d’achat d’actions – sans ça, Shopify n’existerait tout simplement pas. L’immigration aussi : nous avons besoin de travailleurs qualifiés. On parle de ces choses aujourd’hui, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. La communauté techno aurait avantage à prendre le temps d’expliquer ses besoins aux décideurs.
Nous devons aussi outiller le gouvernement sur le plan des relations publiques, pour qu’il puisse mieux vendre le secteur technologique. Quand une entreprise étrangère vient s’installer ici, c’est un peu ridicule de voir des représentants du gouvernement aller à l’inauguration. Les employés d’un entrepôt sont très différents d’un ingénieur travaillant à Shopify. C’est à nous de mieux communiquer avec le gouvernement. Je travaille fort là-dessus actuellement.
M. Debow : Je dirais que la chose la plus importante que le gouvernement actuel a faite à propos de l’innovation, c’est d’en parler.
M. Bailetti : Tout d’abord, quand le gouvernement entretient la confusion entre subventions et revenus tirés de clients, c’est néfaste. Si tout ce que j’ai à faire, c’est de remplir un formulaire du PARI [Programme d’aide à la recherche industrielle], je ne pense pas aux clients, et ça, ce n’est pas bon.
Ensuite, les politiciens comparent souvent les emplois créés en investissant dans les entrepreneurs avec ceux générés en soutenant de grandes entreprises. On craint que si on n’investit pas dans ces dernières, elles fassent d’importantes mises à pied. Mais ce choix n’est pas le bon parce qu’il nuit au dynamisme entrepreneurial.
Enfin, sur la scène mondiale, les gouvernements israélien, américain et japonais mettent le paquet pour appuyer leurs entrepreneurs. De notre côté, nous pouvons faire mieux.
M. Debow : Il faut une vision plus large. Le grand bouleversement, c’est Internet, qui touche maintenant tous les secteurs et toutes les facettes de l’économie. Dans ce contexte, le rôle du Canada n’est pas de développer de nouveaux logiciels géniaux, mais bien de décupler l’efficacité de son exploitation minière, de son agriculture et de son industrie de la pêche. On ne sait pas faire ça à Silicon Valley. Nous, oui.
M. Silcoff : Est-ce qu’on parle des différences sur le plan fiscal, par exemple entre l’Ontario et la Silicon Valley?
M. Debow : Je n’ai jamais entendu des aspirants entrepreneurs parler des taux d’imposition des sociétés. Non, ils parlent plutôt de l’accès aux capitaux et aux talents, et de la qualité de vie. Par contre, le taux d’imposition des particuliers est un point important pour eux. Ils n’en parlent pas souvent, mais beaucoup d’entre eux sont partis parce qu’ils peuvent faire plus d’argent à Silicon Valley.
M. Finkelstein : L’imposition du gain en capital est bien pensée au Canada. Récemment, j’ai investi dans une entreprise appelée Skip the Dishes. Fiscalement, parce qu’on traite mon investissement comme un gain en capital, ça m’a permis d’investir dans trois autres entreprises au lieu de seulement deux. À titre de particulier, personne ne veut payer 52 % de son revenu en impôt – mais ça, c’est vraiment un problème de riche.
En 2011, comme Shopify ne pouvait pas offrir de gros salaires, nous avons proposé des options d’achat d’actions. Nous avons invité des experts pour expliquer aux candidats potentiels en quoi cela leur ferait gagner plus d’argent au bout du compte. Nous avons donc pu avoir des employés à 130 000 $ par année au lieu de 220 000 $. Et très souvent, c’est comme ça qu’ils sont devenus millionnaires.
Photo offerte par Mike Pinder