Les pilotes de F-35 enfilent une combinaison anti-g pour résister aux incroyables forces subies lors des manœuvres aériennes. Ces jours-ci, les acteurs du secteur pétrolier – plutôt malmené –auraient besoin de ce genre d’équipement. Imaginez vos ventes être divisées par deux en trois ans, multipliées par trois au cours des deux années suivantes, chuter de 33 % l’année d’après, être multipliées par sept en cinq ans, plonger de 75 % en moins d’un an, se redresser par un facteur de 2,5 en autant d’années, se stabiliser pendant trois ans (ouf), puis glisser de moitié en l’espace de quelques mois. À l’évidence, évoluer dans le secteur pétrolier demande des nerfs d’acier, mais bon nombre d’acteurs dans cette industrie tirent habilement leur épingle du jeu dans ce genre d’environnement. Doivent-ils garder à portée de la main leur combinaison anti-g?

Étant donné les fluctuations récentes, il serait absurde de dire non. Cette activité ne semble pas s’être calmée pendant un moment. La raison? L’évolution du secteur explique ces  mouvements brusques et imprévisibles. Au tournant  du nouveau millénaire, le secteur était déjà bien engagé dans un long cycle de croissance et on s’inquiétait beaucoup de l’état des réserves pétrolières.  Selon une théorie avancée à l'époque, tous les gisements facilement exploitables avaient été découverts entre 1986 et 2002, dans une conjoncture marquée par de très faibles cours, et une pénurie se profilait donc à l’horizon. On connaît la suite : les cours ont atteint les 100 $ et continué à grimper, et certains ont même formulé des projections audacieuses fixant le cours de l’or noir à 200 $ en 2008. Le cours a dégringolé lors de la grande récession, puis est retourné à 100 $ avec la mise en œuvre, à l’échelle du globe, de vastes programmes de relance. Les cours sont demeurés plutôt stables pendant quelques années. Et puis, à la mi-2014, les marchés ont été pris de court lorsque dans les 18 mois qui ont suivi, les cours ont été divisés de moitié – un niveau où ils sont demeurés depuis. 

Des cours stables à 100 $, puis encore plus stables de 50 à 60 $. Mais que se passe-t-il donc? À vrai dire, la stabilité des cours à 100 $ constatée après la récession était artificielle et rendue possible par les programmes de relance budgétaire, puis par d’extraordinaires mesures de relance monétaire (comprenons d’assouplissement quantitatif). Les destinations des liquidités étant limitées, elles ont finalement pris le chemin de la sphère des produits de base, ce qui a amélioré les choses – pour un temps seulement. Le redémarrage de la croissance mondiale a causé un retrait de ces liquidités, qui a coïncidé avec l’effondrement des cours pétroliers. La stabilité d’alors était bien relative, tandis que la stabilité actuelle repose sur de fondements réels. 

Dans ce contexte, à quoi ressemblent les perspectives? Dans ce secteur, rien n’est garanti – des événements qui surviennent un peu partout sur le globe peuvent changer la donne en un instant. Toutefois, pour l’heure, il y a lieu de croire que les cours se maintiendront là pendant un bon moment. Et que nous disent les prévisions de l’Agence internationale de l’énergie? La demande mondiale pour l’or noir progressera lentement, freinée par une demande en baisse dans le monde développé et par le net repli de la croissance dans la région avide de ressources énergétiques de l’Asie-Pacifique, et ce, jusqu’en 2040. Les hausses marquées de la demande pendant cet intervalle se limiteront à l’Inde et au continent africain. Cela suffira-t-il à provoquer une envolée des cours?

Si le pétrole bon marché venait à se faire plus rare, nous aurions de sérieux problèmes. Par chance, la production de pétrole de schiste aux États-Unis dépasse de loin la production attendue; d’ailleurs, celle-ci devrait continuer d’augmenter. Selon les projections, la production américaine atteindrait les 22 millions de barils par jour en 2030, et contribuerait à hauteur de 85 % de la croissance mondiale pendant cette période. D’ici 2030, la production américaine sera de 70 % supérieure à celle du prochain pays producteur au classement : l’Arabie saoudite. L’essentiel de la hausse de la production américaine est attribuable à l’exploitation des formations géologiques dites « étanches », qui culminera en 2035. C’est un changement radical dans le tableau de la production des États-Unis, et ce mouvement n’est pas près de s’arrêter. Mais comment expliquer ce changement? 

Les cours élevés produisent d’habitude cet effet. On sait depuis longtemps que les États-Unis possèdent des gisements pétroliers et gaziers de type « étanches », mais que leur mise en valeur était coûteuse. Très récemment, les avancées technologiques ont permis l’exploitation de nouveaux puits, la mise en valeur de vieux puits et la réduction des coûts généraux. Résultat : le nombre de forages de puits dans des « zones prometteuses » a doublé, passant d’environ 40 % en 2012 à plus de 60 % en 2019. La longueur latérale des puits a augmenté et le nombre de jours de forage par mètre a été diminuée de près de la moitié, ce qui a eu pour effet de considérablement diminuer les coûts. On connaît la conséquence : les seuils moyens de rentabilité des têtes de puits ont été ramenés de 100 $ le baril à moins de 50 $ le baril pendant l’intervalle de six ans se terminant en 2018. Voilà une diminution substantielle, ce qui a suffi à attirer la part du lion de l’investissement mondial dans le secteur. 

Conclusion?

Doit-on redouter une pénurie mondiale de l’or noir? En vérité, les réserves sont encore plus abondantes que l’on croyait il y a dix ans, et l’incroyable tenue des cours observée auparavant est largement responsable de cette situation. Alors, même dans le contexte d’un raffermissement respectable de la demande mondiale, rien n’annonce une flambée des cours dans un avenir proche. Pour les acteurs du secteur, la combinaison anti-g restera donc dans la penderie à ramasser de la poussière.