Lorsqu’Andrés Manuel López Obrador (surnommé « AMLO ») a remporté une écrasante victoire lors des élections mexicaines de juillet 2018, son gouvernement a obtenu un mandat clair de la population et un bénéfice politique suffisant pour entreprendre le grand ménage visé par son programme législatif. D’éventuelles défections et des alliances ponctuelles pourraient même lui permettre de jouer sur les changements à la Constitution. Maintenant qu’AMLO a franchi le cap des 100 jours à la présidence, nous pouvons commencer à examiner les perspectives pour les entreprises canadiennes déjà en activité au Mexique ou qui songent à y investir sous la nouvelle Administration.
Malgré sa très grande popularité auprès des électeurs mexicains, AMLO a aussi des détracteurs qui craignent que ses politiques nuisent au commerce et aux affaires. En dépit des risques, la crainte généralisée d’un changement de régime radical semble s’être dissipée. Pour commencer, AMLO ne dispose tout simplement pas des réserves nécessaires pour financer des changements de politiques majeurs. La situation budgétaire actuelle du Mexique limitera sa capacité à mener des réformes qui ne suivent pas les marchés. Malgré un environnement financier mondial de plus en plus difficile pour les marchés émergents, la stabilité relative du marché des capitaux est la voie à suivre pour maintenir un cadre budgétaire et macroéconomique sain et ainsi parvenir à la résilience économique.
Les défis d’AMLO sont amplifiés par les tentatives audacieuses de son Administration de s’attaquer à des problèmes de sécurité et de corruption profondément enracinés. La lutte contre la corruption et la montée en flèche de la violence criminelle est un objectif qui rallie les électeurs et qui est grandement nécessaire pour améliorer non seulement le milieu des affaires, mais aussi la qualité de la gouvernance et des institutions ainsi que les retombées socioéconomiques. Le plus grand défi d’AMLO sera d’y arriver sans susciter un climat d’incertitude prolongé, qui restreindrait les grands investissements nécessaires à l’atteinte de son ambitieuse cible de croissance de 4 %.
Un cadre macroéconomique solide
Quand les investisseurs et les exportateurs canadiens évaluent de nouveaux marchés, trois indicateurs de la santé et de la stabilité de l’économie devraient retenir leur attention :
- La croissance économique. Le rythme de croissance économique attendu permettra-t-il de soutenir le fort potentiel de croissance de la demande?
- La prévisibilité et la continuité des politiques. Un nouveau gouvernement créera-t-il un climat où les relations commerciales pourront être maintenues, où le cadre de réglementation demeurera stable et les chaînes d’approvisionnement ne seront pas perturbées?
- Volatilité du marché des capitaux. La devise est-elle stable? Risque-t-elle de se déprécier et de nuire par le fait même à la capacité concurrentielle des exportateurs canadiens ou au rendement des investisseurs?
Pour répondre à ces questions, les investisseurs potentiels se penchent sur quelques-uns des problèmes suivants du cadre macroéconomique global du Mexique.
Une gestion financière prudente
Dans les dernières années, le Mexique a géré ses finances publiques prudemment, gardant les rênes serrées à la suite de la chute récente du cours du pétrole et du déclin structurel de la production nationale de pétrole brut, qui a limité les sources de recettes budgétaires du gouvernement. Jusqu’ici, le gouvernement d’AMLO semble vouloir maintenir une politique budgétaire prudente et éviter d’intensifier ses dépenses ou la dette publique de façons qui pourraient mettre en péril la stabilité du marché des capitaux, voire la cote de crédit souveraine. Le budget déposé par son Administration pour 2019 a été très bien reçu par les marchés et son réalisme a été applaudi. Tout repose maintenant sur son exécution, qui ne manquera pas d’être surveillée.
Par ailleurs, au fil de sa carrière politique, le président López Obrador s’est bâti une image d’homme du peuple frugal, qu’il perpétue en rejetant les luxes propres à ses fonctions, notamment en décidant de ne pas habiter dans le palais présidentiel, en refusant d’avoir des gardes du corps, voire en se déplaçant à bord d’avions commerciaux. Cela dit, les inquiétudes persistent quant aux risques que les mesures d’austérité de la fonction publique entraînent un exode des cerveaux et drainent par le fait même la capacité de l’Administration à articuler et à instaurer des politiques.
L’indépendance de la banque centrale
On reconnaît un marché émergent peu influençable à une banque centrale qui agit en fonction des données fondamentales du marché, et non des prétentions du gouvernement. Les marchés sont favorables à une banque centrale solide et de bonne réputation, qui assure la stabilité de l’inflation et se protège de la dépréciation marquée de sa devise en haussant les taux d’intérêt au besoin.
Ici aussi, les premiers signes du nouveau gouvernement du Mexique sont de bon augure. La banque centrale nationale est déjà une institution réputée et bien gérée, à l’abri de l’ingérence de l’État. L’automne dernier, certains craignaient que le président López Obrador nomme aux deux postes vacants de gouverneur adjoint à la banque centrale des gens qui adhèrent à son programme. Toutefois, les deux personnes qui ont été retenues sont des économistes très respectés formés dans les grandes universités américaines, dont l’un a même critiqué quelques-unes des politiques du président. Voilà qui témoigne de la force et du degré d’indépendance de la banque centrale. Pour l’instant, ces nominations devraient dissiper les inquiétudes quant à l’indépendance de la banque centrale du Mexique.
L’ouverture au commerce
La plus grande question pour l’instant, évidemment, est de savoir si le président López Obrador ratifiera l’Accord de libre-échange nord-américain renégocié, soit l’Accord Canada–États-Unis–Mexique (ACEUM). Le président ne devrait pas le contester et a fait connaître l’intention du gouvernement de le ratifier après son adoption par le Congrès américain. Par conséquent, les relations commerciales avec le Mexique vont probablement demeurer telles quelles.
Des réserves quant à la prévisibilité des politiques et à la certitude des contrats
Malgré le solide cadre macroéconomique, les investisseurs au Mexique s’exposent tout de même à des risques et estiment que le gouvernement d’AMLO ne saisit peut-être pas bien les défis qui l’attendent. La mise en œuvre des nouvelles politiques a été critiquée pour son caractère discrétionnaire et parfois même chaotique, alors qu’elle aurait dû favoriser la stabilité du contexte commercial.
Des menaces pour la réforme de l’énergie, la lutte contre la corruption et la sécurité
AMLO a longtemps critiqué la dernière réforme de l’énergie, qui est enchâssée dans la Constitution. Elle permet aux étrangers de participer aux appels d’offres du secteur afin d’attirer les investissements en capitaux nécessaires à l’augmentation des activités d’exploration et de production, ce qui favorise une politique plutôt interventionniste. En fait, l’un des plus grands défis auxquels l’Administration d’AMLO doit s’attaquer, c’est de reverser le déclin structurel des volumes de production de pétrole brut, malgré les contraintes de la situation financière délicate de la société pétrolière d’État, Petroleos Mexicanos (Pemex), qui présente un risque croissant de dettes éventuelles pour les finances publiques.
Après son accession au pouvoir, AMLO a suspendu les enchères où des sociétés d’énergie internationales soumettaient leurs offres afin d’exploiter les ressources de pétrole et de gaz naturel du pays, il a lancé un examen de près de 100 contrats déjà octroyés et a mené une consultation publique sur la construction d’une nouvelle raffinerie dans son État de résidence de Tabasco. Les entreprises craignent que certains des contrats accordés soient révisés ou annulés. Bien sûr, la situation rend les investisseurs internationaux potentiels au Mexique mal à l’aise quant à l’état de la primauté du droit : ils ne peuvent plus compter sur la certitude d’un contrat déjà conclu. Vu les ressources financières limitées du gouvernement, les rentrées d’investissements directs étrangers dans le secteur sont indispensables pour la reprise des volumes de production de pétrole brut. Cependant, ces rentrées de fonds risquent maintenant d’être en deçà des prévisions, puisque les capitaux étrangers sont mis sur la touche.
Le secteur de l’énergie est aussi au cœur des problèmes de sécurité et de corruption du Mexique, sans compter que les solutions apportées par de nouvelles politiques pourraient engendrer de nouveaux problèmes. Pour lutter contre le vol, le président López Obrador a fermé les oléoducs, et le carburant est désormais transporté dans le pays par camions-citernes. Il s’agit d’un mode de distribution beaucoup plus coûteux, qui n’est donc pas jugé durable. La bataille contre le vol de carburant a fini par entraîner de graves pénuries de plusieurs semaines en janvier et en février dans plusieurs régions du pays. Une crise qui pourrait nuire à la croissance économique du premier trimestre cette année. Ce choc de l’offre a par ailleurs été aggravé par l'explosion foudroyante d'un oléoduc, qui a fait plus de 100 victimes, et par des signes qui montrent que des organisations criminelles tremperaient maintenant dans les lucratives activités de vol de carburant, ce qui met en évidence les difficultés d’assurer la sécurité de l’approvisionnement.
L’annulation du projet d’agrandissement de l’aéroport de Mexico
Parmi les premiers gestes posés par le président López Obrador, on compte également l’annulation du nouvel aéroport de Mexico de 13 milliards de dollars américains, qui a vite mis un terme à sa lune de miel avec les marchés. Cette décision a créé une onde de choc, vu la grande nécessité d’augmenter la capacité des installations aéroportuaires, que les fonds de la construction avaient déjà été amassés et que le tiers du projet avait été effectué. C’est sans compter que l’annulation a été maintenue après un référendum controversé où seulement 1 % de l’électorat mexicain environ avait voté. Les raisons invoquées étaient la corruption à extirper et le coût du projet. Par contre, cette décision hâtive a laissé beaucoup de gens perplexes, et le nouveau plan de développement proposé par le gouvernement a été jugé irréalisable par des spécialistes du domaine.
La fin des incitatifs pour l’investissement étranger
Malgré son engagement à demeurer ouvert aux investissements étrangers, le gouvernement d’AMLO a fermé un organisme de promotion des investissements et du commerce international appelé ProMexico, ce qui était une de ses promesses électorales. Il a aussi mis fin aux incitatifs financiers pour les investissements dans le secteur automobile du pays. Le président López Obrador a même décidé de mettre un terme à la subvention gouvernementale d’environ 20 millions de dollars pour la course de Formule 1 de Mexico afin de consacrer ces fonds à un projet de chemin de fer.
Son raisonnement semble être que l’élimination de ces incitatifs permettra des économies et que les coûts au Mexique sont assez concurrentiels pour que la majorité des investissements y soient tout de même faits, avec ou sans incitatif.
Un optimisme modéré
Les prévisions de la croissance économique du Mexique pour cette année et l’année prochaine ont été revues à la baisse dernièrement, surtout à cause d’une diminution des attentes quant à l’investissement des entreprises. En dépit des risques, le cadre macroéconomique national devrait globalement être maintenu, ce qui favorisera la résilience économique malgré l’incertitude entourant les politiques. La forte croissance économique des États-Unis et la ratification prévue de l’Accord Canada–États-Unis–Mexique sont propices aux exportations, et les consommateurs profiteront d’un regain de confiance, du ralentissement de l’inflation et de fortes retombées.
Les ressources budgétaires limitées, le contexte difficile des marchés des capitaux mondiaux qui menace les marchés émergents et l’impératif politique d’améliorer les conditions socioéconomiques devraient restreindre la portée des bouleversements politiques. Par conséquent, nous nous attendons à ce que, malgré l’incertitude et la volatilité, l’instauration de politiques au Mexique demeure essentiellement pragmatique, ce qui nous vaut un optimisme prudent envers une reprise à moyen terme.