« Audacieuse » : cet adjectif est sans doute trop doux pour décrire l’approche des acteurs s’affrontant dans les guerres commerciales actuelles. Les enjeux sont considérables, et les enchères ne cessent de monter. Les protagonistes nous donnent l’impression qu’ils jouent une partie très risquée, et participent à un débat en sens unique où la meilleure stratégie est de temporiser face à leurs adversaires, qui auraient nettement moins à perdre. Est-ce le cas ou pas?
Difficile de l'affirmer en regardant la mise. Considérons le premier litige majeur, soit celui entre les États-Unis et la Chine. Si on se fie aux déclarations de l’administration américaine, les États-Unis n’auraient pas grand-chose à perdre, mais la facture risque en réalité d’être très salée. Cette partie de poker se déroule avec en toile de fond une économie solide, une création d’emploi constante, des taux de chômage à faire rêver et un consommateur optimiste malgré l’incertitude politique. Pourtant, les droits de douane imposés par la Chine commencent à faire mal. Les échanges commerciaux déclinent et les entreprises mettent leurs projets d’investissement en veilleuse. Ce qui est en jeu : un possible renversement de situation avec comme conséquence la fin de l’embellie du côté de l’embauche et une véritable récession à l’approche d’une élection présidentielle.
La Chine peut-elle se contenter de temporiser? Certains le pensent, mais les indicateurs récents nous disent le contraire. La croissance de la production industrielle chinoise a glissé à des creux inhabituels, et la croissance du PIB est dernièrement descendue à des niveaux inédits. Les données les plus récentes sur l’incertitude causée par la politique économique montrent un sursaut en Chine qui dépasse de loin celui observé lors de la grande récession, la frayeur d’après la récession ou lors de la dernière élection américaine. En fait, la montée de l’incertitude en Chine n’a pas d’équivalent dans les autres nations réalisant ce type de sondage. L’économie chinoise continue d’être surtout tirée par le commerce et l’investissement – et ni l’un ni l’autre ne se portent particulièrement bien. Les derniers chiffres en date révèlent que les exportations chinoises vers le marché américain ont régressé de 10 %. La Chine n’est donc pas un simple spectateur dans sa guerre commerciale avec les États-Unis.
La situation est-elle différente sur le champ de bataille européen? Plus qu’une guerre commerciale, le dossier du Brexit a d’immenses conséquences économiques. Pour le Royaume-Uni, l’exode des capitaux a déjà commencé. Les entreprises du secteur de la fabrication – surtout de l’industrie automobile – s’étant installées au pays pour accéder au marché européen ont décidé de réduire leur présence en sol britannique ou de le quitter pour se relocaliser sur le continent, considéré comme plus sûr. Les grosses pointures du secteur financier de Londres couvrent leurs paris en ouvrant des bureaux satellites sur le continent à titre de mesure de précaution. Du coup, Frankfort, Paris et Dublin sont des candidates pour devenir le prochain pôle financier européen. En considérant tous ces facteurs, la Banque d’Angleterre a évalué que le Brexit pourrait coûter au Royaume-Uni l’équivalent de 5 % du PIB du pays, et même jusqu’à 8 %. L’estimation la plus faible dépasse les incidences moyennes de la grande récession sur les marchés développés.
Est-ce à dire que le continent européen s’en tire à bon compte? Non. Son économie n’est pas au mieux, l’Allemagne flirte avec la récession, l’Italie est en proie à des troubles et l’Espagne tente toujours de se remettre d’une décennie de performance terne sur le plan économique. S'il y a un Brexit, l’effet de propagation aurait de profondes répercussions. Le populisme constitue aussi une problématique dans divers pays du continent; un revers dans le dossier du Brexit pourrait accentuer les divergences dans la sphère politique européenne. Voilà sans doute pourquoi Bruxelles souhaite tant la conclusion d’un accord.
Dans l’ensemble, le coût pour les économies du globe serait substantiel. Le ralentissement de la croissance, tout à fait évitable, pourrait plonger la planète dans une récession au cours des douze prochains mois, et ce, au moment où les gouvernements disposent de beaucoup moins d’options en matière de politiques qu’en 2008. Le repli et la récession viendraient conforter la notion déjà bien répandue que les institutions de l’après-guerre sont en piètre état, ce qui inciterait plus de nations à « faire cavalier seul ». Bon nombre de pays doivent déjà composer avec des mouvements populaires très perturbateurs et engendrant des coûts importants.
Au milieu de ce chaos, le temps sera un facteur déterminant. L’inertie à elle seule pourrait faire basculer le monde dans une récession. S’il y a des remèdes au malaise actuel, ils doivent être appliqués sans tarder pour avoir l’effet escompté.
Conclusion?
Soyons clairs : les désaccords commerciaux de l’heure ne feront pas de gagnants. En fait, nous risquons de perdre au change, et cela va bien au-delà d’un PIB manquant de tonus. À en juger par les fondamentaux économiques, nous nous apprêtons à renoncer à une croissance robuste, possiblement la plus vigoureuse depuis la grande récession. Les quelques dirigeants assis à la table de jeu ont beaucoup à perdre en cas de bévues. Espérons qu’ils souhaitent que nous tirions tous notre épingle du jeu